L’Horlogerie suisse et le marché Ottoman

 Pour L'oeil de l'expert

Le 14 mai prochain, la maison Sotheby’s présentera à Genève « Century of Time : A private collection », un rendez-vous à ne pas manquer qui rassemble des pièces historiques et extrêmement rares comme le marché n’en a pas vu depuis plus de 10 ans !

Avec plus de 100 merveilleuses montres de poche, cette collection raconte l’un des plus beaux chapitres de la grande histoire de l’horlogerie : la passion dévorante de l’Empire Ottoman et de la Chine Impériale pour l’horlogerie européenne au 18ème et au 19ème siècle.

Essentiellement composée de montres produites pour le marché ottoman et pour le marché chinois entre le 16ème et le 20ème siècle, cette collection, constituée par un amateur éclairé, nous replonge dans l’âge d’or de l’horlogerie.

Chaque montre est un véritable concentré d’histoire(s) : histoire des techniques et savoir-faire horlogers, histoire des goûts et des styles, histoire du commerce et des échanges entre pays, ou encore histoire de la diplomatie.

L’essor du marché Ottoman

Parmi les pièces les plus spectaculaires, plusieurs montres du 19ème siècle, réalisées spécialement pour le marché ottoman sont de loin les objets les plus fantastiques de cette vente.

C’est au 16ème siècle que l’empire ottoman développement un engouement pour l’horlogerie suisse et que les premières horloges et montres genevoises sont exportées vers Constantinople.

Dans « La Fabrique Genevoise », ouvrage historique sur l’horlogerie de Genève publié en 1938, l’historien Anthony Babel retrace l’essor du marché ottoman et l’âge d’or des montres pour le marché Ottoman :

« Les Échelles du Levant – Constantinople, les ports de la mer Égée et toute l’Asie Mineure – ont constitué aussi pour notre horlogerie un très remarquable marché. L’écoulement de nos montres était même si important dans le bassin méditerranéen oriental que leur réparation et leur vente avaient permis la création d’une importante colonie genevoise à Constantinople. Son existence a duré au moins deux siècles. »

Blondel & Melly
Blondel & Melly
Blondel & Melly

C’est incontestablement au 19ème siècle que sont produites les plus belles pièces. L’une des montres les plus représentatives de cette production est certainement celle signée Blondel & Melly. Horlogers actifs à Genève entre 1820 et 1850, Denis Blondel et Antoine Melly ont produit une grande variété de montres colorées, exclusivement destinées au marché ottoman, qui se différencient radicalement des pièces produites pour le marché européen ou russe. Réalisées en or et toujours émaillée de couleurs vives, les montres de Blondel & Melly sont souvent décorées de motifs floraux, et parfois serties de perles fines.

Particulièrement rare, voire quasi-introuvable aujourd’hui sur le marché, cette signature apparaît rarement en vente aux enchères. En 20 ans, seules trois montres de ces horlogers genevois sont réapparues sur le marché à l’échelle internationale. La première fut vendue 22 705$ par la maison Christies le 6 décembre 2002  à New-York (lot 152), puis cédée une seconde fois aux enchères par Sotheby’s pour la somme de 30 240 CHF le 12 novembre 2010 (lot 575). La seconde fut vendue le 16 mai 2011 par Christie’s à Genève pour la somme de 57 500 CHF. Enfin, la troisième fut vendue 10 625 CHF par la maison Antiquorum le 11 mai 2019.

Blondel & Melly
Blondel & Melly
Blondel & Melly

Comme la montre qui sera mise en vente le 14 mai prochain, chacune de ces pièces était estampillées du poinçon d’orfèvre « FM » sur le boîtier. Estimée 20 000 / 30 000€, cette montre de Blondel & Melly est extrêmement originale, et se distingue des montres déjà répertoriées par ses décors.

À noter que leur production est toujours numérotée entre 13000 et 20 0000, et que cette montre porte le numéro 16158. À ce jour, seules quelque rares montres sont conservées dans des collections publiques, une est recensée dans la collection du Metropolitain Museum de New-York et une autre au Wien Museum.

Une « autre Genève dans l’Orient » 

C’est véritablement à partir de 1602 que Genève et Constantinople développent des relations commerciales étroites. Les premiers voyages d’affaires s’organisent, les horlogers suisses se rendent à Marseille afin de rejoindre le Proche-Orient par bateau. Dès 1606, la Suisse devient le principal fournisseur d’horloges et de montres de l’empire Ottoman.

À Constantinople, le Palais et les grandes familles de dignitaires représentent pour de nombreux artistes et artisans une clientèle en quête de meubles élégants, de riches reliures et d’objets précieux en tout genre. Pour les horlogers suisses – qui ont vu leurs activités contrariées à cause des réformes protestantes interdisant le port de bijoux et de signes ostentatoires – l’Empire Ottoman est un véritable Eldorado oriental.

Afin de s’imposer sur ce nouveau marché extrêmement lucratif, mais aussi convoité de très près par les horlogers anglais et français, certains horlogers suisses s’installent à Constantinople de manière permanente et y ouvre une succursale. Ils y placent un « horloger-rhabilleur » chargé d’assurer le réglage et l’entretien des pièces horlogères importées et vendues sur place. Une véritable « congrégation de Genève » s’organise ainsi à Constantinople.

Comme « une autre Genève dans l’Orient », Constantinople va devenir l’une des places dominantes pour le commerce de l’horlogerie. Si les importations de montres suisses sont nombreuses, l’horlogerie restera exclusivement accessible aux sultans et à quelques hauts dignitaires.

Breguet, le plus grand horloger de l’empire Ottoman

Breguet est de loin celui qui a produit les pièces les plus raffinées et spectaculaires. Aux antipodes des pièces techniques et innovantes pour lesquelles il est adulé, Breguet à développé pour le marché ottoman une production de montres richement émaillées et finement décorées.

Les guerres napoléoniennes rendant impossible tout commerce avec l’Espagne, l’Anglettere et la Russie, Abraham-Louis Breguet jette son dévolu sur le marché Ottoman en 1802. Comptant parmi ses clients Esseid Ali Effendi (dit aussi Galib Effendi), premier ambassadeur de l’Empire Ottoman en France de 1797 à 1802, Breguet livre pour l’empire Ottoman plusieurs montres, mais aussi des baromètres et thermomètres. Les deux hommes entretiennent une correspondance qui a notamment révélé qu’à partir de 1803, le dignitaire ottoman exige que les montres livrées soient : en or, savonnette ou à double boite émaillée de couleurs vives, équipées d’un cadran en émail blanc à chiffres turcs et non arabes ou romains. Breguet développe alors une production spécifique, qui intègre ces codes esthétiques. Facilement identifiables grâce à leur cadran et leur boîtier richement décoré, on estime que Breguet aurait délivré en moyenne 6 à 8 pièces par an jusqu’en 1820.

Cette production « au compte-gouttes » explique l’engouement des collectionneurs pour ces montres si rares. L’une des plus belles pièces de la vente est d’ailleurs une montre en or et émail translucide rouge, portant le numéro 1950 et vendue le 6 mai 1808 à « Son excellence Gallib Effendi, ambassadeur ».

Breguet
Breguet
Breguet

Particulièrement aboutie, cette montre comprend un mécanisme avec grande et petite sonnerie, une répétition minute indépendante ainsi que 5 marteaux frappant sur 5 gongs ! Un véritable bijou de technicité qui ressemble étrangement à une montre de qualité équivalente vendue en 2012 par Sotheby’s. Également doté des mêmes complications et décoré d’un émail translucide rouge également, ce garde-temps, qui portait le numéro 1090 avait été vendu 650 000 CHF à l’époque, ce qui en faisait la montre produite pour le marché ottoman la plus chère jamais vendue.

Emmanuel Breguet, qui s’était porté acquéreur de cette montre pour le Musée Breguet, avait déclaré à l’époque, lors d’une interview au New-York Times, que seules 10 montres à répétition avaient été commandées par Galib Effendi à Breguet après 1802. Une information qui laisse deviner l’enthousiasme que cette montre devrait susciter le 14 mai prochain !

Louis Auguste Courvoisier ou l’art de la diplomatie

L’une des montres turques les plus étonnantes de la vente « Century of Time : A private collection » est probablement celle réalisée par Louis Auguste Courvoisier et numérotée 45396.

Courvoisier
Courvoisier
Courvoisier

Cette montre savonnette en or émaillée dévoile sur l’une de ses faces une miniature émaillée représentant le Palais de l’Industrie de Paris, et sur l’autre le portrait de Louis-Napoléon Bonaparte.

Probablement offerte par Napoléon III à un dignitaire de l’empire Ottoman, cette pièce nous rappelle que durant plusieurs siècles la montre fut, et est encore dans certains pays, le cadeau diplomatique par excellence.

Produite vers 1855, il est possible que cette montre ait été offerte dans le contexte du traité de Paris, signé en 1856, qui proclame l’intégrité de l’Empire Ottoman et fait de la mer Noire un espace géopolitique commercial. Compte tenu des décors émaillés visibles sur chacune des faces du boîtier, il est évident que cette montre n’avait pas vocation à « donner l’heure », mais que sa fonction était tout autre.

Inauguré le 15 mai 1855 par Louis-Napoléon Bonaparte, le Palais de l’Industrie fut construit pour abriter la première Exposition Universelle Française. Ayant davantage vocation à faire connaître cet événement et à l’immortaliser, plutôt qu’à donner l’heure, les montres produites pour le marché ottoman sont aussi parfois instrumentalisées de manière à faire passer un message politique ou économique dans le cadre d’échanges diplomatiques.

La renommée internationale de l’Horlogerie suisse

La production horlogère suisse à destination du marché ottoman est indiscutablement l’un des fils conducteurs qui a guidé la constitution de cette collection. Parmi les plus belles pièces, ces trois montres sont absolument fantastiques et racontent toute l’Euphorie qu’a déclenché l’horlogerie suisse au Moyen-Orient 250 ans en arrière.

C’est d’ailleurs grâce aux sultans et aux hauts dignitaires turcs, que l’horlogerie suisse à acquis sa renommée internationale !

Si le marché ottoman fut extrêmement lucratif pour les horlogers genevois et européens du 19ème siècle, il faut pourtant se souvenir que jusqu’au 18ème siècle, les montres sont particulièrement rares dans l’empire ottoman, voire introuvables, et les horlogers encore plus ! D’ailleurs, dans « Voyage en Syrie et en Egypte », Volney déplore qu’en 1784, « à peine trouve-t-on au Caire un horloger qui sache raccommoder une montre et il est européen ».

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